Née goule au sein d'une famille aimante, elle était la fille aînée. Maternée par ses parents, elle garde de son enfance des souvenirs ravissants qui ne peuvent l'empêcher d'affirmer un sourire lorsqu'elle y repense. Elle ne saura jamais remercier assez ses géniteurs pour l'avoir aidée à démarrer sa vie du bon pied, la préparant d'avance aux difficultés auxquelles elle allait devoir faire face lorsqu'elle ferait partie du monde des adultes. Elle a très peu de souvenirs de la naissance de sa jeune sœur, Rei, puisqu'elle celle-ci surgit dans sa vie alors qu'elle n'était âgée que de deux ans. C'est sans doute leur mince écart d'âge qui les conduisirent à être si proches l'une de l'autre, avançant dans une même direction. Jun sut également passer outre le handicap de sa cadette, apprenant la langue des signes au même rythme que celle-ci.

La petite famille vivait dans un modeste appartement, n'ayant jamais côtoyé le véritable luxe auparavant. Puisqu'elles n'étaient pas scolarisées, leurs aïeuls leur enseignèrent la littérature, les mathématiques et toutes autres bases qui leur seraient utiles dans le futur, mais également comment subsister en tant que goule dans cette ville. Cela allait donc de comment se démener pour se procurer de la nourriture jusqu'à savoir échapper à l'attention des colombes à la perfection. Jun n'a jamais ressenti une once de pitié envers les humains. Si elle les considère comme ses égaux lorsqu'elle les côtoie au quotidien, elle n'éprouvera aucune peine à les tuer afin de se sustenter. Comme un prédateur ne connait pas d'empathie envers ses proies, d'ailleurs.

Mais alors, il y avait ce voisin, très proche de leurs familles, qui venait souvent leur rendre visite. D'après ses souvenirs, c'était un homme du même âge que ses parents, arborant un sourire en permanence et dont les intentions ne semblaient qu'être bienveillantes. Il était d'ailleurs particulièrement apprécié dans le lotissement et nul n'aurait pu douter de lui, puisqu'il n'y avait aucune raisons de le faire. C'était un honnête individu. Et c'est par faute d'inattention qu'il finit par apprendre la vérité. Pourtant, il parut bien le prendre et Jun put voir le soulagement sur le visage de ses parents alors qu'ils le laissaient s'en aller. Ce n'était qu'un humain digne de confiance, comme il pouvait parfois y en avoir dans ce monde sans pitié qu'était celui des goules.

Pourtant, cette nuit là, c'est l'éclat bleu et rouge filtrant à travers la fenêtre qui fit sortir Jun de son sommeil. Dehors, dans la cour de l'immeuble, plusieurs véhicules demeuraient là, et elle dut plisser les yeux afin de pouvoir lire les inscriptions sur ceux-ci. « CCG ». Elle mit quelques secondes à réaliser la gravité de la situation, gardant son regard fixé sur les silhouettes se mouvant vers l'entrée du bâtiment. Et alors que les pièces du puzzle se joignaient dans sa tête, l'emportant dans un mutisme presque inquiétant, c'est une main ferme sur son épaule et le regard alarmé de son père qui la fit revenir brusquement à la réalité. Ils avaient été dénoncés, on était venus les chercher.

Tout se déroula très vite et seule l'agitation du moment lui revient encore à l'esprit. Les paroles affolées de sa mère poussant les deux enfants vers un endroit sûr et le sourire tendre de son père, contrastant parfaitement avec la panique qui luisait dans ses yeux tournant au carmin. La main qui la poussait à l'extérieur en lui criant de fuir, la poigne de sa sœur sur son bras et son expression confuse qui fit battre son cœur dans sa poitrine. En quelques instants, elle saisit les circonstances. Leurs parents, durant toute leur vie, n'avaient cessés de leur apprendre à survivre, et leur meilleur conseil, ils le donnaient à leur mort.

Jun avait alors 15 ans et Rei en avait 13. C'est ainsi que le sacrifice de leurs géniteurs leur permit à elles de survivre, de trouver la force qui leur permettrait de franchir le pas de la porte pour disparaître dans l'obscurité de la nuit. Ce genre d'histoire est commune chez les goules et la plupart d'entre elles ont vu leurs parents mourir sous les attaques des colombes, alors Jun ne peut que s'estimer chanceuse d'avoir encore un membre de sa famille. Bien entendu, le monde des adultes s'était brusquement abattu sur elle et elle dut mûrir plus vite, poussée par les responsabilités que lui imposaient sa sœur, mais elle en ressortit plus forte. Aujourd'hui, elle vit avec sa cadette en enchaînant les petits boulots afin de gagner sa vie, ne chassant que quand elle en ressentait le besoin, étudiant grâce aux livres et transmettant son peu de savoir à Rei.