Elle l’appelait Thanatos. Thanatos, la voix qui murmurait à son oreille doucement, l’incitant à se plonger dans les eaux noires du Styx, à se laisser engloutir par la folie dévorante. Thanatos. Thanatos. Il était toujours là, Thanatos, la mort, planant au-dessus de sa tête comme une corneille annonciatrice de malheur.
Oui, Thanatos il murmurait la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort la mort.
Elle agrippa brusquement sa tête, froissant ses cheveux de feu entre ses doigts maigres. Un rire strident, incontrôlé, surgit du fond de sa gorge, emplissant l’atmosphère de cet éclat malsain. Elle avait les yeux fous, Gin, exorbités, ses orbes arboraient toujours cette couleur d’un vert éclatant ; pourtant le noir et le rouge semblaient parfois reprendre le dessus. C’était la faim, toujours. Elle devait manger, mordre dans la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair.
Elle s’effondra sur elle-même, ses genoux heurtèrent violemment le sol. Le choc résonna dans tout son squelette, faisait trembler ses os comme du verre. Elle laissa dégringoler ses mains depuis son crâne jusqu’au sol, effleurant – griffant presque, plutôt – son visage au teint délicieusement blafard, visage de porcelaine fendu d’un large sourire dérangeant, un rictus malsain et incontrôlable qui révélait les tourments de son esprit. Elle ne comprenait plus rien, le monde tanguait autour d’elle, les murs ondulaient, habités de créatures riantes et méprisantes qui la fixaient de leurs grands yeux oppressants. Elle releva sa carcasse creuse, se mit à courir dans les ruelles, les yeux fous, à la recherche d'une proie à dévorer. Elle sentit l'odeur d'une goule, réfléchit à peine, tourna dans une rue, s'éraflant l'épaule contre le mur. Sans même déployer son kagune, elle se jeta sur la créature, la décapita à main nu, et mordit à pleines dents dans sa poitrine. La chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair la chair délicieuse, filandreuse, qui emplissait son corps d'une douce puissance. Elle nettoya le cadavre jusqu'aux os, espérant calmer sa folie en se remplissant le ventre. A chaque fois, l'adrénaline de la chasse retombait, les cellules RC affluaient dans son corps, et elle se sentait vivante, tellement vivante ! Et tellement libre, en même temps. La folie s'apaisait, ses pensées s'éclaircissaient.
Elle devait voir Anarchy, aujourd'hui, sa belle, sa douce Anarchy. Gin ne pouvait pas se présenter dans un tel état face à elle, totalement démente et dévorée par ses démons. Gin aimait Anarchy, autant qu'elle pouvait aimer une personne. Anarchy, elle l'avait en quelque sorte trouvée, elle avait ramassé ses miettes de cœur en la prenant sous son aile, comme une grande sœur à la chaleur rassurante. Et Gin, elle aimait ça, avoir quelqu'un à qui faire confiance, quelqu'un pour la guider, parfois, pour l'aider. Anarchy l'avait été à se trouver un sens, dans ce monde auquel elle ne comprenait pas grand chose. Anarchy, Anarchy, Anarchy. Parfois, Gin se prenait à rêver d'être comme elle. Belle, forte, parfaite à ses yeux, comme une figure divine qu'elle ne pouvait qu’idolâtrer de toutes ses forces d'être impur.
Elle se regarda de la tête aux pieds. Sa veste était tâchée de sang. Il fallait absolument qu'elle en enfile une autre avant de retrouver la jeune femme aux cheveux rouges. Gin fit les poches de sa victime, rapidement, sortit quelques billets de son porte-monnaie et les glissa dans sa poche. Puis elle fila de la ruelle en courant, pour rejoindre sa planque et changer de vêtements.

Elle était arrivée au point de rendez-vous un peu en avance, le sourire aux lèvres. Anarchy était capable de la faire sourire simplement, sincèrement, et la simple idée de la revoir suffisait rendre la rouquine heureuse. Frissonnant à cause du froid, elle s'enfonça dans son écharpe, mains dans les poches, ses yeux verts scrutant les alentours à la recherche de cette silhouette familière et de cette chevelure flamboyante. Elle essaya de se calmer un instant, de refréner son impatience. Elle se sentait comme une enfant, elle qui était habituellement tellement indifférente. Quand elle aperçu enfin la chevelure d'Anarchy qui détonait dans la foule sombre et monochrome, Gin se leva du muret sur lequel elle était assise, pour marcher à sa rencontrer d'un pas hâtif. Quand elle fut en face d'elle, elle lui offrit un grand sourire, et osa même la prendre dans ses bras affectueusement, pour un court instant.

- Anarchy ! Si tu savais comme je suis heureuse de te voir !

Sa voix était douce, un peu monocorde, comme toujours, mais son sourire enjoué révélait déjà suffisamment ses émotions. Elles avaient simplement l'air, pour tous les humains qui passaient dans cette rue, de deux amies qui se retrouvaient. Se montrer au grand jour, dans une rue passante, avait tendance à angoisser légèrement la rouquine, mais la simple présence d'Anarchy à ses côtés suffisait à l'apaiser.

Comme toujours, Anarchy irradiait. Par son élégance, sa beauté, sa douceur, et ces milles autres qualités que Gin lui trouvait. Quand elle répondit à son sourire, Gin ressentit comme une douce chaleur dans sa poitrine. Enfin, elle avait retrouver Anarchy, elle allait pouvoir passer du temps en sa présence, lui parler de tout en sachant pertinemment qu'elle serait de bon conseil. Anarchy était sa sauveuse, après tout, et elle était rapidement devenue un modèle à suivre pour la rouquine, qui ne rêvait de rien sinon de lui ressembler un jour.

- Gin ! Comment tu vas ? Haha arretes-ça je sais que t'es amoureuse de moi chipie !

Elle rit doucement, Gin, à la plaisanterie de sa fausse grande sœur, étirant un peu plus ses lèvres rosée, dévoilant ses dents opalescentes. Anarchy dégageait toujours cette subtile odeur de rose qui lui était si particulière. Gin savoura un instant cette odeur, tenta de la graver dans son esprit pour les jours où ils n'y aurait rien d'autre qu'un gris morose voilant ses yeux, pour les jours noirs folie, pour les jours mélancoliques. Peut-être le sourire de cette femme qu'elle aimait trop, sa douce odeur, ses yeux pétillants, peut-être que tout cela lui permettrait un jour de ne pas sombrer comme une épave dans les abysses, peut-être qu'un jour, cela représenterait la lueur qui la hissera à la surface. Elle ne doutait pas que son comportement erratique, presque malsain, et l'existence de Thanatos inquiétaient Anarchy. Mais elle préférait faire mine de rien, la rouquine, parce qu'elle ne voulait pas être un poids mort pour elle, et encore moins une source d'inquiétude. Elle remarqua tout de même sa légère grimace, et elle s'inquiéta alors du fait qu'elle devine qu'elle avait mangé récemment. L'odeur ferrailleuse du sang devait encore imbiber sa peau. Elle préféra changer rapidement de sujet, avec un sourire innocent.

- Mince, moi qui pensait te l'avoir si bien caché ! lâcha-t-elle en riant doucement.

Elle fit un signe de tête à Anarchy, lui indiquant la direction à suivre. Gin aimait pouvoir passer un peu de temps avec elle, juste à parler, comme si elles étaient deux jeunes femmes parfaitement normales - si l'on omettait leurs chevelures aux couleurs vives. Ça lui permettait d'oublier pour l'espace de quelques heures le désordre de sa vie et de son esprit. Il y avait tellement de choses dont elle aurait aimé lui parler ! Tellement, qu'alors qu'elle se mettait à marcher doucement, elle établissait une liste dans sa tête de tous les sujets qu'elle voulait aborder. D'abord, cet étrange humain. Gin, elle avait quelques amis humains. Il y avait la mignonne Anna, puis Allen et July aussi. Ils étaient tous les trois si beaux à ses yeux qu'elle aurait aimé pouvoir toujours les protéger du monde trop cruel pour les oiseaux tombés du nuit. Mais elle ne voulait pas non plus les étouffer, de peur de les casser. Puis il y avait cet étrange humain, celui qui était trop différent, tellement que cela incitait la rouquine à se méfier. Il lui avait proposé de l'héberger, simplement. Il savait qu'elle était une goule, un monstre, une chose brisée qui ne tournait plus vraiment rond. Mais il lui avait tendu la main. Alors Gin, elle ne savait pas quoi en penser, si elle devait le fuir, ou si elle devait accepter. Elle dormait dans des appartements abandonnés depuis bien trop longtemps, son pauvre salaire ne lui permettant pas de se loger, et son incapacité à lire l'empêchant de trouver un quelconque autre travail. Il valait mieux demander conseil à Anarchy. Elle avait toujours le mot juste, Anarchy. Gin arrêta alors de chantonner joyeusement, pour tourner ses yeux verts vers son aînée.

- Dis-moi... Tu penserais quoi si un humain proposait de t'héberger ?

Elle avait posé la question de la manière la plus ingénue possible, aussi bizarre que ce soit. Gin se demandait si elle devait plutôt aborder le sujet avec gravité, ou avec légèreté. Anarchy serait, de toute manière, de bon conseil. Elle recommença alors à chantonner joyeusement, comme si de rien n'était. Puis Gin s'interrompit de nouveau, pour lui indiquer une rue adjacente.

- Oh, allons par là ! Je connais un bon café ! Je t'invite.

Gin ponctua sa phrase d'un regard interrogateur, comme pour lui demander son avis. Elle commençait à s'habituer au treizième, à ses rues et à ses cafés. C'était son quartier, désormais, bien loin des tunnels sombres et glacials du vingt-quatrième.

- Écoutes, si tu trouves une bonne personne humaine pouvant faire ceci c'est bien. Mais gardes à l'esprit que les menteurs existent bel et biens. Alors sois sur tes gardes et remets-en toi à tes premiers instinct, ok ? Je connais quelques humains de confiance donc ca va, mais quand tu apprends à la connaitre pour la première fois, cette personne peut se faire passer pour qui elle veut. Mais je ne m'en fait pas, tu sais te défendre. Aller bouge ton popotin afin de m'offrir un café haha ! Sinon Gin, tu en penses quoi de ton nouveau groupe Kamakiri !

Elle hocha la tête doucement. Comme toujours, la réponse d’Anarchy était raisonnable, censée, terre-à-terre. Gin, elle aimait ce genre de conseils matures qu’elle pouvait obtenir d’elle. Parce que même si elles avaient le même âge, Gin avait toujours l’impression, à côté d’elle, d’être un enfant découvrant le monde. Et c’était le cas, au fond. La surface,  ça n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait toujours connu. Être sur ses gardes, oui ! elle serait sur ses gardes. Frey avait l’air d’être un gentil humain, dans le fond, mais la rouquine n’était pas toujours douée pour lire les intentions des autres, ainsi s’il lui mentait elle ne le verrait sans doute pas. Alors elle se méfierait, toujours. Mais elle espérait ne pas avoir à se méfier de Frey, parce qu’au fond, elle serait triste de devoir le tuer, cet humain brisé, cet humain fragile. Gin, elle aimait trop les humains, et sans doute voulait-elle trop s’approcher d’eux. Peut-être qu’un jour, elle se brûlerait les ailes, comme Icare, enivrée par cette obsession et cette admiration pour ces êtres à la fois fragiles et forts.
Elle tournait dans une rue, puis dans une autre, guidant Anarchy jusqu’à ce café qu’elle aimait tant. Les Kamakiri, hein ? Son avis sur les Kamakiri. Elle resta pensive un instant. Elle n’avait pas rencontré beaucoup de membres, pour le moment. Elle ne savait pas forcément quoi penser de chacun d’entre eux, parce qu’au fond, elle ne s’investissait pas à fond dans les activités du groupe. Si on avait besoin d’elle, elle répondrait toujours présente, mais elle n’était pas du genre à faire du zèle. Mais si Gin aimait les Kamakiri, si elle restait avec eux et proclamait son appartenance à ce groupe, c’était justement parce que ça faisait du bien, d’avoir un groupe. Ainsi, elle n’avait plus l’impression d’attendre là, au bord du monde, pendant que tout avançait sans elle, sans qu’elle ne puisse jamais y prendre part. Maintenant, elle pouvait clamer une appartenance, une idéologie, elle faisait partie de quelque chose, elle était quelqu’un. Parce qu’ainsi, elle existait. Elle s’accorda encore un temps de réflexion, cherchant comment mettre des mots sur ce qu’elle ressentait au fond. Gin, elle n’était jamais très douée pour mettre des mots sur les choses.

- Je crois que… J’aime savoir que je fais partie de quelque chose. J’aime les Kamakiri de tout mon cœur, parce que maintenant, ils font partie de moi. Ils me donnent la sensation d’exister.

Elle ponctua sa phrase d’un doux sourire. Oui, Gin aimait les autres cannibales, leur groupe de parias, rejetés par les hommes autant que par les autres goules. Gin, elle servirait la reine Chihiro jusque dans la mort, sans doute. Mais était-ce, au fond, vraiment pas conviction ?
Alors qu’elle marchait d’un pas vif pour guider Anarchy vers le café, elle se mit brusquement à ralentir, avant de s’arrêter totalement devant une ruelle. Oui, c’était ici. Elle reconnaissait parfaitement cette rue, bordée d’immeubles vétustes aux murs assombris par la saleté et la pollution. Elle n’aurait jamais vraiment imaginé repasser par ici, surtout accompagnée d’Anarchy. C’était un étrange hasard, dans le fond, puisque c’était le lieu où elles s’étaient toutes les deux rencontrées, presqu’un an plus tôt. Gin n’y avait jamais réellement prêté attention, plutôt habituée à marcher cachée sous sa capuche, fixant ses pieds, sans vraiment oser lever le regard sur le monde autour d’elle. Elle reconnut précisément l’immeuble dans lequel elle vivait à ce moment là, Gin, au bout de la rue. Il était dans un état encore plus misérable que lorsqu’elle l’avait quitté. Des plantes grimpantes s’infiltraient à l’intérieur par les fissures, et les carreaux des fenêtres avaient été brisés. Certaines des ouvertures avaient même été colmatées avec du ciment, pour empêcher les squatteurs d’entrer. C’était un immeuble qui avait l’air prêt à s’écrouler, désormais, les vents forts ayant déplacé des tuiles, et la pluie et le givre ayant élargit encore les fissures qui lézardaient le mur sale. Gin ne se souvenait pas que l’immeuble semblait aussi misérable, quand elle l’habitait. Du menton, elle indiqua la ruelle à Anarchy, sans cesser de sourire. Elle avait les mains bien enfoncées dans ses poches, pour se protéger du froid.

- Regarde. C’est là qu’on s’est rencontrées, non ?

Oui, c’était ici qu’Anarchy avait découvert Gin, Gin la cannibale, Gin la folle, Gin l’enfant des sous-terrains. Gin l’enfant sauvage. Elle estimait avoir évolué, tout de même, depuis ce jour. Elle était devenue plus forte, moins farouche aussi. Cette rencontre avec  la goule aux cheveux flamboyants l’avait sans doute adoucie.

- Oui je me souviens ! T'as failli me tuer haha !

C'est vrai que l'état dans lequel Anarchy l'avait ramassée n'était pas des plus glorieux. Alors qu'elle avait rejoint la surface depuis quelques semaines, quelques mois tout au plus, sa folie s'était accentuée, la rongeant jusqu'aux os et lui volant tout ce qu'il lui restait de sensé. Elle était devenu plus animale qu'humaine, vivant seulement pour se nourrir, déchiqueter d'autres goules, devenir plus puissantes. Aujourd'hui encore, la dévorante folie attaquait son esprit, mais c'était seulement des phases. Manger apaisait Thanatos pour un temps. Elle réussissait à se maîtriser. Inspire, expire. Ce genre de choses. C'était elle qui l'avait sauvée. Anarchy. Elle ne se souvenait pas de tout ce qu'il s'était passé. Dans ses souvenirs de la rencontre, il y avait des trous noirs, mais elle lui avait raconté, finalement, ce qu'il s'était passé. Gin se souvenait de la main qu'elle avait tendue en sa direction. Même si elle était sauvage, folle, désorientée, Anarchy avait osé tendre la main vers elle, main à laquelle elle avait pu s'agripper comme à une bouée de sauvetage. Malgré ses craintes, sa peur irrationnelle amplifiée par l'insanité, elle avait réussi à l'apaiser, à calme cette gamine sauvage qui ne vivait plus. Survivait, seulement. Gin s'était effondrée alors qu'elle l'avait prise dans ses bras avec une douceur qui lui était jusqu'alors inconnue. Elle avait pleuré comme jamais elle n'avait pleuré. Son cerveau était à bout de souffle, constamment assailli par les images et les sons crachée par la folie. Ses épaules frêles n'étaient plus suffisantes pour porter un tel poids, et Gin, elle était au bord de la rupture, à ce moment-là. Quelques jours de plus, et quelque chose en elle se brisait définitivement.

Elle s'en était toujours voulue, d'avoir tenté de tuer Anarchy, même si elle était à cette époque bien trop faible pour l'égratigner. Cette culpabilité, elle la rongeait encore aujourd'hui, même si cette dernière lui avait dit mille fois que c'était oublié. Gin, elle ne le supporterait pas, si quelque chose arrivait à Anarchy, parce qu'elle était, au fond, sa seule famille, désormais. Akira aussi, c'était un peu comme un grand frère. Semblant comprendre les doutes qui la traversaient, et le trouble qui grandissait dans l'esprit de la rouquine, elle posa sa main chaude sur sa tête comme pour la réconforter. Et ce simple geste suffit à réchauffer le cœur de Gin. Anarchy, elle serait toujours là pour elle.

- On a changé, toutes les deux, depuis, lâcha-t-elle en riant doucement. Enfin, surtout moi !

Toutes les deux avaient changé depuis, mais c'était la transformation de Gin qui était la plus notable. D'abord, parce qu'elle était ostensiblement moins folle. Elle s'était trouvé un job à mi-temps qui lui permettait de subvenir au moins un peu à ses besoins. Elle prenait des cours auprès d'Akira pour apprendre à lire et à écrire. Elle s'était ouverte au monde, Gin, en quelque sorte, grâce à cette rencontre avec la goule aux cheveux flamboyants. Elle releva ses yeux verts vers Anarchy, l'air pensif.

- Je me demande ce que je serais devenue, si je ne t'avais pas rencontrée !

Morte, sans aucun doutes. Achevée par la folie, son mode de vie indécent, une autre goule cannibale, le CCG. Peu importe au fond, toujours était-il que ses chances de survies auraient été bien plus faibles si elle n'avait pas eu Anarchy pour la hisser hors de son désespoir.

Anarchy avait doucement acquiescé. Ce simple geste, Gin l'admira, parce que quoi que la faucheuse fasse, c'était emprunt d'une élégance toute particulière que la rouquine ne retrouvait chez personne d'autre. Anarchy, elle était spéciale, aérienne, presque divinisée à ses yeux profanes. Elle incarnait précisément ce que Gin ambitionnait de devenir. Aussi belle que forte, parfaitement intégrée parmi les humains. Elles partageaient leurs idées, à vrai dire, parce qu'Anarchy, en plus d'être une cannibale comme elle, ne chassait plus d'humains. Et surtout, Gin savait qu'elle avait traversé une période sombre où la folie l'avait gangrenée, elle aussi, mais elle s'en était sortie, bien plus forte qu'avant. Alors que Gin s'enfonçait dans des eaux toujours plus sombres, Ana, elle paraissait aux yeux de la rouquine s'élever vers une lumière solaire.

- Et moi donc ma biche ? Je m'ennuie beaucoup moins avec toi et je suis heureuse que tu fasses partie de ma vie.

Gin lui offrit un sourire radieux. Elle avait parfois l'impression d'être un fardeau pour la belle, alors qu'elle lui dise qu'elle était heureuse de la connaitre réchauffait toujours plus le cœur de pierre de la rouquine, diffusant une douce chaleur dans sa poitrine. Cette amour amical, familial presque, c'était ce à quoi Gin pouvait se raccrocher, toujours, quand Thanatos se faisait plus insistant, ou encore quand elle avait simplement envie de se volatiliser, de ne plus faire partie du monde. Ces jours gris, elle pensait à Anarchy, et son horizon se faisait alors plus radieuse.

- Dis moi ma belle, ça te dirais de venir habiter avec moi ? Tu peux refuser et ça peut-être un temps mais comme ça on pourrait faire plus de choses et je pourrais mieux t'aider niveau argent. Et j'aimerai aller à la fac.

Gin ne répondit rien, d'abord, trop étouffée par son bonheur et ses paroles qu'elle assimilait lentement. Vivre avec elle ? La rouquine aimerait plus que tout avoir un foyer à partager avec celle qu'elle considérait comme sa seule famille, bien qu'elle ne veuille pas se montrer envahissante. Mais parfois, elle se sentait coupable de vivre comme un vagabonde, laissant cette grande sœur de substitution se faire un sang d'encre, et se demander si un jour, on ne retrouverait pas son corps dans une ruelle, tué par une autre goule, une colombe, le froid, la folie, peu importe. Avoir Anarchy pour veiller sur elle, ça serait merveilleux. Il y avait toujours cette paranoïa insidieuse qu'elle finissait par ressentir quand elle vivait trop longtemps au même endroit, une angoisse étouffante qui la poussait à vivre comme une bohémienne, dormir à la belle étoile été comme hiver, sans se soucier d'avoir un toit pour la nuit suivante, sans se soucier de la pluie, du vent, du froid. Seulement bouger, changer de lieu de vie du jour au lendemain pour être sûre que jamais la CCG ne puisse mettre la main sur la reine de cœur. Mais être auprès de la faucheuse, ça changerait tout. Ana était une goule puissante, et à elles deux, elles pourraient former une bonne équipe, capable de se défendre en cas de besoin. Auprès d'Anarchy, Gin en était certaine, c'était là qu'était sa place. C'était là qu'elle trouverait ce lieu merveilleux qu'elle pourrait appeler "maison".

La suite de sa phrase la fit un peu rêvasser. La fac, ça avait l'air merveilleux, bien que Gin ne puisse jamais vraiment y mettre les pieds. Mais elle était intelligente, Anarchy, elle s'y débrouillerait sans doute très bien. Oui, pour la rouquine, c'était là qu'était sa place, au milieu de tous les autres étudiants, à se préparer pour un avenir radieux.

- Oh Ana, ça serait merveilleux de vivre avec toi ! déclara-t-elle d'une voix enjouée. Bien sûr, je t'aiderais avec les tâches ménagères !

Elle marqua une pause, avec l'impression d'avoir oublié quelque chose, avant de reprendre.

- Pour ce qui est de la fac, je trouve que c'est une bonne idée ! Il est temps que tu penses à ton futur, conclut-elle en riant, tentant de prendre un faux air moralisateur.

Puis Anarchy évoqua Akira. Gin le voyait toujours régulièrement pour qu'il lui donne des cours de lecture et d'écriture, mais elle ne savait pas ce qu'il en était d'eux deux. La rouquine ne savait pas vraiment si Akira était au courant pour le cannibalisme d'Ana, et n'avait d'ailleurs jamais posé la question, pour la simple raison que ce n'était pas ses affaires, et que peu importe si c'était le cas ou non, elle les aimait toujours autant. S'arrêtant de marcher, Gin poussa la porte du café dans lequel elle avait l'habitude de se rendre. La douce chaleur du lieu, et l'odeur du breuvage noir l'enveloppèrent dès qu'elle y posa les pieds, lui tirait un léger sourire de satisfaction.

En réponse, Anarchy lui avait offert une expression amusée, comme si elle était aussi enthousiaste que Gin à l'idée qu'elles cohabitent. La rouquine était heureuse, simplement heureuse, foncièrement heureuse, comme elle l'avait rarement été. Elle voyait dans cette proposition la porte ouverte vers la vie qu'elle avait parfois rêver de mener, dans son enfance ; rêve qu'elle avait bien vite abandonner en grandissant. Avoir une famille, une maison, quelqu'un sur qui compter, toujours. Anarchy lui offrait cela sur un plateau alors même que Gin ne s'autorisait plus vraiment à rêver, résignée dans sa vie de vagabonde toujours prête à partir bien loin, comme une bohémienne, vie qui commençait à lui convenir, à laquelle elle s'acclimatait doucement comme on s'habitue à un quotidien monotone.

- La poussière c'est pas mon fort !

Gin rit doucement à cette déclaration. En vivant ensemble, elles pourraient s'offrir une aide mutuelle. Enfin, Anarchy pourrait surtout garder un œil sur le mode de vie débraillé de la rouquine, plus que Gin ne pourrait apporter une réelle aide à celle-ci qui s'en sortait bien dans la vie. Mais ainsi, elles pourraient se protéger mutuellement, toujours, sans la crainte que l'une d'elle ne s'évanouisse dans la nature sans qu'elles se sachent ce qui lui est arrivé.

- Tu sais Gin, je vois plutôt la fac comme un point stratégique. Officiellement j'y vais pour mon avenir mais...

Elle hocha lentement la tête à son clin d’œil. Il était logique qu'une jeune femme de son âge aille à la fac, et il serait plutôt suspect qu'à vingt ans, elle ne travaille pas et n'étudie pas non plus, malgré l'héritage conséquent qu'elle avait reçu de sa douce Cassandre. Bien que Gin ne soit pas forcément familière avec le concept d'héritage, elle avait au moins compris que cette femme qui avait élevé Ana n'était plus de ce monde, et que tout ce qu'elle avait laissé derrière elle lui était revenu. La rouquine ne se permettait cependant pas d'aborder ouvertement le sujet, parce qu'elle savait que le lien qui avait lié Cassandre à Anarchy était bien plus fort que celui qui avait lié Gin à son père biologique. La famille, parfois, ça ne passe pas par le sang, comme le prouvait bien, à ses yeux, la relation qu'elle entretenait avec la faucheuse.
Elle suivit Anarchy pour s'installer à ses côtés à la table du café, ravie par la douce odeur qui lui parvenait aux narines.

- C'est vrai, la fac c'est le bon plan, à notre âge... répondit-elle finalement, rêveuse.

Pas qu'elle était mécontente de son emploi dans la boutique, bien au contraire. Elle se demandait plutôt si elle serait capable de passer de longues heures sur les bancs de l'école, dans une autre vie où elle aurait eu droit à une éducation scolaire en bonne et due forme. Gin, elle était sans doute trop distraite pour ça, écouter un professeur parler pendant des heures, pourtant ça la faisait rêver, parce que ça représentait à ses yeux seulement un idéal, quelque chose qu'elle n'avait jamais connu. Les cours avec Akira étaient amusants, mais dans une classe pleine d'élèves, c'était sensiblement différent. Puis c'est finalement l'odeur d'une autre goule qui attira son attention, la détournant un instant de sa conversation avec Anarchy. Enfin, tant que cette autre goule ne leur posait pas de problème, Gin n'en avait que faire, qu'elle traîne elle aussi dans ce café. Jouer l'indifférence, toujours, pièce de théâtre bien orchestrée. Auprès des humains, faire mine d'être comme eux. Ignorer les autres goules allait avec. La rouquine jeta un oeil aux client, à la dérobée, avant de lancer un regard entendu Ana. Ses instincts étaient bons, sans doute avait-elle déjà remarqué cette goule à peine avaient-elles franchit le seuil du café.
Elle fit mine de regarder la carte pendant un court instant, avant de lever à nouveau ses yeux verts vers celle qu'elle considérait comme une sœur aînée.

- Qu'aimerais-tu étudier, à la fac ? demanda-t-elle avec douceur.

Dans un lieu plein d'humains, il était plus prudent de s'adonner à ce genre de small talks pour ne pas attirer l'attention, ou pire encore, la suspicion. Personne ne faisait véritablement attention à elles, pourtant, mais Gin était comme ça. Être trop prudente, c'était dans sa nature. Elle referma alors la carte après avoir fait semblant d'hésiter un peu. Pour elle, ça serait un café noir, il n'y avait pas de quoi tergiverser. Elle n'était pas vraiment douée pour imiter les manies alimentaires des humains, puisqu'elle n'avait jamais eu à véritablement manger de la nourriture humaine. Elle avait bien fait semblant, une fois, devant Jenny, mais cela s'était soldé par un cuisant échec qui n'avait eu pour effet que de révéler sa vraie nature à la blonde. Mais au vu de ses sorties qui se profilaient avec Kaito, elle ferait mieux d'apprendre à manger pour de faux.

- Hm, je prendrai juste un café. Et toi ?

Elle savait Anarchy douée pour ce genre de jeu, capable d'infliger une telle souffrance à son corps sans même sourciller. Le self-control dont elle faisait preuve dans ce genre de moments rendant la rouquine admirative, tant elle semblait prendre du plaisir à manger un repas humain. Si elles vivaient ensemble, peut-être qu'Ana pourrait lui apprendre ce nouveau tour de magie, supercherie qu'il était presque essentiel de maîtriser pour vivre parmi les hommes.

- Le droit, et je prendrai du jus de tomate !

Gin réprime de justesse une grimace dégoûtée. Elle était capable d'infliger une telle douleur à son corps, Anarchy, pour paraître humaine aux yeux du monde. Avaler une telle boisson serait une torture, mais elle serait en plus obligée de se faire vomir, plus tard, si elle ne voulait pas gâcher de sa puissance dans la digestion d'un tel produit. Elle avait l'air joyeuse, parfaitement naturelle, alors la rouquine se forçait à en faire de même, sans pour autant oser commander au serveur autre chose qu'un café noir. Son corps, il ne pourrait pas supporter autre chose. Et si sa tolérance à la douleur était grande, ce n'était pas le cas pour la nourriture. En un sens, elle était presque chanceuse d'avoir grandi au milieu des goules, de n'avoir jamais eu à ingurgiter un tel poison pour faire bonne figure. Toute sa vie, elle n'avait mangé que de la chair.
Outre la nourriture, Anarchy disait vouloir étudier le droit. Gin ne savait pas véritablement ce que ça représentait, détachée qu'elle était du monde des hommes et de tous leurs métiers. Le droit... le nom sonnait bien, aux oreilles de la rouquine. Elle savait que cela consistait plus ou moins à apprendre les lois qui régissaient le pays. Dans le monde souterrain dans lequel elle avait grandi, il n'y avait pas de loi. Ou si, celle du plus fort. Oeil pour oeil, dent pour dent. A mort les faibles. La loi des humains protégeait les plus faibles. Elle se demanda un instant s'il y avait des lois qui les protégeait, eux, les goules, puis elle chassa cette pensée en se disant que c'était stupide. Le gouvernement était plutôt laxiste, quand il s'agissait de la mort de son espèce. Les colombes ne devaient en principe pas les faire souffrir, mais le monde entier fermait les yeux en cas de torture ou de massacre injustifié. Ils étaient des bêtes, des animaux. Personne ne les protégeait.

- Le droit, hein ? Ça doit être intéressant, j'imagine.

Elle avait reporté son regard sur Anarchy, qui la regardait maintenant, légèrement penchée au-dessus de la table. Une étincelle de malice pétillait dans ses yeux teintés d'un élégant rouge vif. A les regarder ainsi, on aurait vraiment dit deux amies - deux soeurs, presques - qui discutaient joyeusement, se taquinaient gentiment sans aucune mauvaise pensée. C'est ce qu'elles étaient, finalement, mais ça leur était en principe interdit. Elles étaient des choses qu'il faut cacher. Les colombes, ils les accuseraient presque de jouer ce jeu de sentiments, dirait qu'elles ne peuvent rien ressentir, elles, les bêtes. Pourtant elle en était sûre, Gin, son coeur qui se réchauffait quand elle voyait Anarchy, Akira, et tous ces gens qu'elle aimait, ce n'était pas simulé.

- Dis moi, un garçon te plait ? Ou une fille, ne t'en fais pas l'amour est partout !

Gin rit un peu à la question. Elle ne se préoccupait pas vraiment de ce genre de choses, trop préoccupée par sa survie, sa folie ; puis par son travail à la boutique et son apprentissage de l'écriture. Il y avait des humains qui la fascinaient, d'autres goules qu'elle considérait comme sa famille, des amis. Mais personne qu'elle n'aime réellement ainsi, inconditionnellement, amoureusement. A vrai dire, la rouquine ne savait même pas si un jour elle se permettrait d'aimer. Elle se sentait déjà coupable vis-à-vis d'Anarchy pour sa vie débraillée, parce qu'elle ne pouvait pas vraiment donner de nouvelles régulièrement et que son humeur était plutôt aléatoire. Gin, elle n'oserait pas vraiment être une telle source de souci pour quelqu'un, qui devrait supporter sa folie, porter le fardeau qu'était Thanatos, fermer les yeux sur ses actes de cannibalisme. C'était quelque chose de trop lourd à porter, de gros gros pour fermer les yeux dessus. Elle ne pouvait pas laisser un tel fardeau reposer sur les épaules d'autrui, et surtout, sur quelqu'un qu'elle aimerait vraiment. Dit ainsi, elle passerait presque pour un altruiste chevalier blanc, mais c'était au fond tout à fait égoïste, parce qu'elle ne voulait pas faire souffrir un autre, mais c'était pour ne pas avoir à souffrir en retour. Elle avait rempli son quota de souffrance, Gin, à ses yeux.

- Hmm non, pas vraiment. Je me suis fait quelques amis, mais... aucun de ce genre là, conclut-elle avec un doux sourire.

Des amis, elle s'en était fait, oui. Des humains, aussi. Beaucoup. Beaucoup trop. S'attacher aux humains, c'était mauvais, c'était corrosif, ça la rongeait et ça finirait sans doute par lui exploser à la figure, la blessant elle et blessant les autres, encore une fois. Ça pourrait la blesser, certes, mais elle pourrait surtout se retrouver à la prison des goules, ou même à la morgue, avec des fréquentations pareilles. Et finir en quinque, c'était loin d'être l'ambition de sa pauvre vie. Gin préféra chasser ces nuages noirs qui ternissaient ses liens. Oublier, encore. Les mettre de côté, n'en faire qu'à sa tête, jusqu'au jour où cela sera vraiment trop tard.

- Et toi Ana ? Tout se passe bien ? demanda-t-elle joyeusement.