Assis au milieu du salon, tout seul dans cette grande maison vide, Rin attendait. Il attendait que ses parents rentrent de leur journée compliquée d'adultes. Recroquevillé, ses petits bras frêles entourant ses genoux, il se berçait doucement. Dis papa, tu voudras bien jouer avec moi ce soir ? Peut-être. Mais seulement si son travail pouvait attendre. Il y avait aussi sa mère et ses belles paroles. Promis, juré ; cette fois, elle penserait à commander de nouveaux livres pour l'occuper. Rin fondait peu d'espoirs dans ses promesses en l'air. Elle l'avait oublié hier et l'avant veille, elle ne s'en souviendrait pas aujourd'hui. Mais le petit albinos s'en moquait. Il relirait tous les ouvrages de la bibliothèque pour la douzième fois s'il le fallait. Peu lui importait car au fond, un peu de compagnie pour briser le silence – c'était tout ce qu'il réclamait. Rin se sentait tellement seul, parfois. Il détestait l'été. Cette saison, c'était l'enfer et son purgatoire, avec ses journées interminables et ce soleil qui lui brûlait la peau et les yeux ... mais le pire dans tout ça, c'était l'isolation forcée pour s'en protéger. L'ennui et la solitude le tuaient à petits feux. Il voulait sortir dehors pour jouer avec les garçons de son âge. Il voulait s'étaler dans l'herbe et laisser les rayons du jour chatouiller ses bras. A quoi bon vivre à la campagne, si toute la beauté du monde extérieur vous est interdite, occultée par d'épais rideaux ?
Un jour, un beau début d'après midi, Rin entendit toquer à la fenêtre du salon. Les visiteurs se faisaient rare dans cette zone reculée, bien au large d'Hokkaido. Une dizaine de kilomètres les séparaient du voisin le plus proche (ce qui fait quand même un peu loin pour emprunter du sucre). Curieux, le garçon abandonna ses jouets et, avec hésitation, brava l'embargo en tirant sur le rideau. La source de tout ce bruit, c'était les frères Takahasi ; ses futurs meilleurs amis. Salut ! s'époumona le plus âgé des deux, qui semblait monté sur ressorts. Moi c'est Akiya, et ça, c'est mon petit frère. Kyou, dis bonjour ! Non ? Bon, moi et Kyou on passe souvent dans le coin et on se demandait, pourquoi t'es toujours enfermé à l'intérieur ? Tu sors jamais ? T'as une tête bizarre – t'es malade ? Rin fit non de la tête. Il observa les deux garçons avec ses grands yeux ambres, muet comme une carpe, comme s'il rencontrait des enfants de son âge pour la toute première fois. Bien sûr, ça n'était pas réellement la première fois. Un soir, le monsieur antipathique qui lui donnait des cours particuliers était venu accompagné de son petit fils. Ils s'étaient bien amusés tous les deux. Fils unique, il n'avait ni frère, ni soeur et ses parents étaient sa seule famille. Alors s'il pouvait s'entourer de nouveaux amis et finir cet été un peu moins seul ...Rin. Je m'appelle Rin. Vous voulez bien jouer avec moi ? J'ai pas le droit de sortir dehors. C'est ainsi que notre petit albinos fit la connaissance d'Akiya et Kyou. Ce fut le début d'une grande complicité. Rin trouva le courage de s'élever contre ses parents, les Takahashi l'incitant fortement à s'affirmer et à exiger plus de libertés. D'abord fermement opposés au changement, le couple finit par s'y faire. Surtout quand leur fils, cette petite chose fragile, les menaça de fuguer pour ensuite s'égarer au beau milieu de la forêt en compagnie de ses nouveaux amis. Des occasions de se perdre, ils en auraient bien d'autres ; de nombreuses aventures les attendaient. L'été touchait à sa fin mais les saisons prochaines s'annonçaient pleines de surprises pour l'inséparable trio.

Il flottait dans l'air une odeur indescriptible, une puanteur atroce ; la mort. Ça sentait la mort à plein nez. Des cadavres gisaient sur le sol, démembrés, marinant dans une mer de sang poisseuse. Des visages aux yeux éteints, figés dans une expression de terreur, embrassaient la terre rouge de leurs lèvres arrachées. Malgré le silence, Rin entendait encore les cris. Les hurlements des mourants et leurs râles d'agonie résonnaient dans son crâne comme le son d'une cloche. De sa petite main, il pressa un peu plus fort les doigts de ses amis, tous trois serrés les uns contre les autres. Il ne pleurerait pas. Il devait être fort, pour Kyou et Akiya. D'ailleurs, il était encore en état de choc, trop secoué pour sangloter. Elle se tenait là ; la goule de feu. Toute proche. Elle dansait sur les corps éparpillés, telle une enfant au milieu de ses jouets cassés, sa peau blanche et ses cheveux blonds maculés de rouge. Quant à sa robe, difficile à dire ; le pourpre était-il sa couleur d'origine ou le résultat de ce violent bain de sang ?
Lorsqu'elle posa enfin les yeux sur eux, un frisson parcourut l'échine de Rin. Alors c'était ça, une goule ? Ce monstre à l'apparence humaine ? Ce prédateur ? Puis la réalité le frappa tel un coup de fouet. Ils allaient mourir. Ensemble. Maintenant. Ses parents ? Ils étaient sûrement morts eux aussi. Le massacre perpétré par la goule n'avait laissé aucun survivant, comme le prouvait la soudaine accalmie du champ de bataille. Le garçon se demanda s'il aurait pu faire quelque chose pour éviter cet aboutissement funeste. Si, d'une manière ou d'une autre, il aurait pu sauver ses amis et sa famille. Rin était trop jeune pour saisir l'intégralité de la scène. Il se contenta de croiser le regard de la goule, les yeux féroces et remplis de détermination. vous me haïssiez, n'est-ce pas ? lâcha l'écailleuse au sourire espiègle. Elle paraissait ravie de les trouver là, tous les trois ; ses nouveaux jouets, ses petites marionnettes. évidemment, c'est ce que font les humains. c'est ce que font les goules. la haine, la colère, le désir de vengeance, voilà ce qui nous lie. détestez-moi, désirez ma mort, pourchassez-moi. devenez forts et venez réclamer ma tête le moment venu. je vous attendrai, petites choses. Rin l'écoutait, impavide. S'il la haïssait ? Il la méprisait de tout son être. Cette femme ... non, ce monstre carnassier ! Il voulait lui rendre la monnaie de sa pièce et la voir souffrir à son tour. Rin brûlait de colère. Il se voyait bondir vers elle, porté par un vent de vengeance. Il n'avait qu'à fermer les yeux pour l'imaginer. Mais comment la blesser ? Quel mal causeraient ses petites mains fragiles ? Il ne faisait pas le poids face à la goule. Et même si un élan de chagrin poussait les trois enfants à unir leurs forces, parviendraient-ils seulement à la toucher ? C'était un combat perdu d'avance. Ils ne représentaient même pas une gêne pour l'écailleuse. Leurs petits corps frêles ne leur étant d'aucune aide, ils attendirent et écoutèrent, impuissants, les menaces de la goule. Rin ne garda aucun souvenir des heures suivantes. Le départ de Mary, l'intervention tardive du CCG, la main d'Akiya lâchant la sienne ... ce jour sanglant le propulsait dans un nouvel univers, celui des adultes, et c'était beaucoup à interpréter pour son petit cerveau d'enfant.

Rin jeta un dernier coup d'oeil à la photo qu'il tenait entre ses doigts. C'était un cliché flou, mal cadré, à la luminosité déplorable. Il montrait une femme blonde à la tenue élaborée ; elle se tenait de dos, son kagune déployé, prête à semer la mort autour d'elle. Ça, c'était ce que Rin souhaitait voir. En vérité, le sujet de cette photo pourrait tout aussi bien être un ocelot en tutu jonglant avec des maracasses. N'importe quel gamin de trois ans touchant pour la première fois à un smartphone aurait mieux fait que le soit-disant photographe à l'origine de ce portrait. Une perte de temps. Rin soupira, se demandant comment un indice d'une qualité aussi médiocre pouvait atterrir dans les petits papiers du CCG. Ça lui apprendra, à photocopier des archives confidentielles pour les étudier chez lui – ce qui bien entendu était formellement interdit par tous les codes du CCG mais entre nous, les ordres et le règlement interne, Rin, il s'en tamponne le coquillard – sans en vérifier le contenu au préalable. Et pourtant ... malgré tous ses doutes (et ils étaient nombreux) si jamais Rin se trompait et que ce cliché-poubelle représentait bel et bien la marque rouge alors une nouvelle piste s'ouvrait dans leur chasse à la goule. Rin hésita longuement avant d'épingler la photo au mur de son salon. Sur le papier peint torturé à coup de punaises et d'agraphes (ah ça, il pouvait dire adieu à sa caution) s'alignaient toutes les preuves, tous les renseignements qui composaient son enquête. Il recula jusqu'au canapé sur lequel il s'affala, contemplant d'un air pensif la fresque dédiée à cette satané goule. Où te caches-tu, marque rouge ... et surtout, qu'attends-tu de nous ? murmura l'albinos en entortillant nerveusement ses cheveux blanc autour de son index. Bien des années avaient passé depuis le jour du massacre ; Rin remettait souvent ses souvenirs en question. Il se demandait où s'arrêtait la vérité et où commençait le récit contentieux d'un gamin traumatisé. Si Akiya et Kyou n'étaient pas là pour appuyer les faits, il aurait probablement dévié de sa route, dépassé par les événements. Rin n'en laissait rien paraître mais, au fond, il se sentait redevable envers les Takahashi.
À la suite de leur rencontre avec la marque rouge, le CCG les avait pris en charge, comme tous les orphelins victimes des goules. Rin passa le reste de son enfance à la CCG Junior Academy en compagnie d'autres pupilles de l'organisation. Il avait alors rejoint la CCG Academy dont il sortait diplômé trois ans plus tard, en même temps que son ami Akiya et avec un classement plus que correct, pour devenir ensuite inspecteur de seconde classe. A partir de là, motivés par leur recherche de la goule, les deux jeunes recrues n'hésitèrent pas à faire du zèle jusqu'à prendre du galon et obtenir le rang de première classe. Un résultat plutôt impressionnant pour deux gosses originaires de la rase campagne. Mais Rin ... Rin n'était pas satisfait. Les menaces de Mary Austen sonnaient comme une promesse à ses oreilles. Devenez forts. Venez réclamer ma tête le moment venu. Je vous attendrai. N'avaient-ils pas rempli leur part du marché ? Alors pourquoi la goule tardait-elle à refaire surface ... étaient-ils censés faire le premier pas en la trouvant – où qu'elle se cache aujourd'hui ? Comptait-elle sur eux pour s'élèver toujours plus haut ? Jusqu'à quel échelon exactement ? Au-dessus de la première classe ... assistant inspecteur spécial ? Inspecteur spécial ? Attendait-elle de Kyou qu'il rejoigne à son tour les rangs du CCG ? Ça, ça ne risquait pas d'arriver. Sans trop lui jeter la pierre (enfin, un peu tout de même) le cadet des Takahashi n'avait pas les épaules pour. Il était le plus faible des trois, et il le resterait.
Rin soupira, relâchant les mèches enroulées autour de son doigt avant que la circulation sanguine n'y soit complètement bloquée. Récemment, il ne pouvait pas penser à Kyou sans ressentir cette irrépressible envie de l'attraper par les cheveux et de taper sa tête contre un mur. Il cachait un truc, il le savait. Une information non négligeable. Ce n'était peut-être qu'une intuition mais, au bout du compte, les intuitions de Rin étaient toujours les bonnes. Et ça l'énervait d'autant plus que si le jeune Takahashi faisait des bêtises dans son coin, il serait incapable de les protéger, lui et son frère.

Et le voici qui arrive, le roi de la jungle, le lion à la crinière blanche ; il a le port altier et la tête haute. Sa démarche est énergique et pleine d'assurance. Il avance sans hésitation, comme si chacun de ses pas le rapprochait un peu plus de ses objectifs, comme si sa seule volonté pulvérisait tous les obstacles à venir. Rin dégage une présence, une sorte d'aura qui force le respect. Il en deviendrait presque intimidant. On peut lire l'étendue de sa détermination dans ses yeux ambres. Un regard suffit à traduire le fond de ses pensées ; Je fais ce que je veux, quand je veux, et quand je veux c'est maintenant alors pousse toi de mon chemin ou je te marche dessus.
Cette forte personnalité provoquerait des étincelles si notre jeune lion avait le sang chaud. Mais la nature faisant bien les choses, elle l'a doté en compensation d'un tempérament calme. Vous ne le verrez jamais victime d'accès de colère. Il n'est pas du genre à laisser ses émotions jaillir autour de lui comme un geyser. Lorsqu'il est confronté à une situation qui ne lui plaît pas, Rin ne cherche pas le conflit. Il contourne le problème ou l'ignore tout bonnement. S'il n'est pas d'accord avec les choix d'une connaissance ou les directives d'un collègue, il ne perdra pas son temps à exposer son point de vue – de toute façon, il a toujours raison et il le sait. Rin tracera sa route et attendra que le fautif patauge dans sa propre merde pour lui mettre le nez dedans à coups de : Je te l'avais bien dit. Mais alors, et si l'improbable survient ? Si vous réussissez à le sortir de ses gongs ... si vous le prenez la main dans le sac, gaspillant de précieuses secondes à vous expliquer pourquoi vous avez tort et pourquoi il est dans le vrai ... au mieux, il vous aime bien – au pire, il ne vous considère pas encore comme un cas désespéré et vous pense éventuellement capable de gagner son respect.

Avec cette attitude, on pourrait croire que Rin tient plus du loup solitaire que du lion. Ce serait une erreur. Rin est un aimant. Il attire. Il brille. Les visages s'agglutinent autour de lui comme des moucherons sur une ampoule. Pourquoi ? Premièrement : on sous-estime à quel point l'humain aime s'entourer de réussite. Or, l'ambition et la soif de victoire de Rin crèvent les yeux. S'il voulait en faire plus, il lui faudrait graver les mots gloire & succès en lettres d'or sur son front. Deuxièmement : Rin a du charme. Son entraînement et ses années de service au sein du CCG ont développé sa masse musculaire et son endurance, et le résultat n'est pas désagréable à regarder. Il doit à l'albinisme ses cheveux blancs mi-longs, une peau laiteuse, deux yeux ambres, des cils transparents ... croyez moi, la somme de ces anormalités mouille son lot de petites culottes (et pas que d'ailleurs ; culottes ou boxers, Rin n'est pas très regardant sur le genre de ses partenaires tant qu'ils sont de bonne compagnie). Mais l'albinisme, c'est un avantage suivi d'une succession de contraintes. Rin a la peau fragile ; le soleil est son ennemi. Il se tartine en permanence de crème solaire ... une nécessité absolue s'il veut garder un visage beau et lisse comme une pêche. Une exposition directe aux U.V. lui filerait à coup sûr un cancer. Puis il se retrouverait avec une peau granuleuse et, d'ici quelques années, une gueule de parpaing. Du coup, Rin, il sent bon l'été, le voyage et la plage. On le voit venir – ou plutôt, on le renifle – à trois kilomètres avec ses effluves de crème solaire. Pour la même raison, il porte souvent des lunettes de soleil. Ses yeux sont aussi plus sensibles à la lumière et sa vision inférieure à la moyenne.

Ça a quel goût, un albinos ? C'est sûrement LA question que se posent toutes les goules – du moins, celles qui ont croisé le chemin de Rin. Mais le monstre qui lui croquera un bout d'épaule n'est (probablement) pas encore né. En attendant, notre lion blanc honore au mieux sa position de première classe, abattant tous les bouffeurs d'hommes qui osent se mesurer à lui. Ces goules de seconde zone ne l'intéressent pas. Elles ne représentent qu'une nuisance passagère ; un poids sur le dos de la communauté. Rin les élimine par principe, pour respecter son contrat avec la CCG. Une seule de ces goules accapare son attention : Mary Austen, dite la marque rouge. Rin ne la comprend pas. Depuis toutes ces années, il ne cesse de rejouer leur rencontre dans sa tête, tentant de donner un sens à cette confrontation. Pour quel mobile cette goule les avait-elle épargné ? Akiya ... Kyou ... et Rin. Pourquoi lui, pourquoi les frères Takahashi ? Quelles étaient les intentions de Mary à l'époque – en quoi consistent ses projets aujourd'hui ? Existe-t-il un scénario écrit pour eux, un freak show dont ils seraient l'attraction principale ?
Des questions sans réponse ; le voilà, l'héritage corrosif de Mary Austen. Elles le taraudent sans arrêt, troublent ses pensées et perturbent son sommeil. Il veut en voir la fin. Il veut se défaire de l'emprise de Mary, de ce souvenir qui l'obsède et le travaille tel un poison. Rin ne connaît qu'un antidote ; trouver Mary Austen. Trouver la marque rouge. Il sait qu'il peut compter sur l'aide des frères Takahashi, ses amis de longue date. Akiya est nul avec les femmes – un point que Rin aime ramener à l'ordre du jour – mais c'est un bon acolyte. Quant à Kyou, il le trouve relativement inutile mais bon, mieux vaut le garder à portée de main pour l'empêcher de faire des bêtises. Ils sont sa seule famille, et les plus à même de comprendre son désir insatiable de poursuivre Mary.

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